vendredi 12 août 2016

L'Alzheimer joyeux

De nos jours, le passé est mal vu. S'attacher aux acquis sociaux serait du passéisme, aimer Stranger Things un symptôme que "la maladie de notre société c'est le nostalgisme", et se méfier de ce qu'on nous présente comme "le progrès" serait la marque d'esprits obtus "bloqués dans le passé".

Ce mépris pour ceux qui seraient "bloqués dans le passé" m'a rappelé la maladie d'Alzheimer, et une charmante mamie qui en était atteinte. Pour être bloquée dans le passé, ça oui elle l'était... Pas tout le temps, mais assez souvent. Et contre toute attente, ce n'était pas si terrible.

On parle toujours de la maladie d'Alzheimer d'une manière affreuse. Parce que cette maladie est affreuse, effectivement.
Mais pas toujours. Enfin je veux dire, pas seulement.

Cette vieille femme atteinte d'Alzheimer - appelons-la Mamie Huguette - habitait non loin. Il arrive que des malades d'Alzheimer "bloquent" sur une période précise de leur vie, le plus souvent sur une période remontant loin dans le passé. Pour Mamie Huguette, c'était 42.
1942. La Seconde Guerre Mondiale, la France occupée, les nazis à Paris, tout ça.

Et quand Mamie Huguette se croyait en 42, c'est tout le quartier qui était en état d'alerte !
Parce que, quand Mamie Huguette se croyait en 42, elle disparaissait dans les rues à la recherche de tickets de rationnement.
Ou parce que, quand Mamie Huguette se croyait en 42, et qu'elle était en visite chez des amis avec son fils, elle s'éclipsait pour piquer toute l'argenterie dans l'espoir de la revendre au marché noir.

Vous me direz (à tort) qu'elle aurait sûrement été mieux dans "une maison spécialisée" ?
Pas du tout.
Elle vivait avec son fils, dans leur maison, et hormis les quelques "alertes Mamie Huguette" qui émaillaient parfois la vie du voisinage, il y avait aucun problème. Son fils s'occupait admirablement bien d'elle. Il avait rapatrié toutes les affaires de sa mère au rez-de-chaussée, pour qu'elle ne tombe pas dans les escaliers. Il était presque toujours en sa compagnie, et lorsqu'il n'était pas là c'était une auxiliaire de vie qui prenait le relais. Et ils prenaient toujours soin de verrouiller la porte, pour que Mamie Huguette ne s'échappe pas dans la nature avec de l'argenterie volée ^^"

Sauf que Mamie Huguette, c'était Houdini... la reine de l'évasion !
Elle trouvait toujours un moyen de fuguer (en même temps, il faut la comprendre : elle, elle se croyait vraiment en 42, elle pensait vraiment avoir besoin de tickets de rationnement, etc ; c'est le genre de choses qui vous motive pour une évasion, pour sûr...).
Mais à force, tout le monde était rodé : une fois c'était les policiers qui la ramenaient, un fois c'était les gendarmes, un coup c'était un voisin, une autre fois c'était un commerçant du quartier, etc. On n'a jamais complètement perdu Mamie Huguette ^^"

Bref, les escapades de Mamie Huguette, mine de rien ça mettait de la vie dans le quartier. Et puis ça donnait lieu à des conversations dans la rue pour le moins incongrues :
- Hé ! T'as pas vu Mamie Huguette ? Son fils la cherche.
- Non je l'ai pas vue. Mais va demander à Madame Trucmuche, peut-être qu'elle y sera retournée chercher des tickets de rationnement !

Certes, quand elle prenait son fils pour son défunt mari, c'était moins drôle... mais globalement, on peut dire que Mamie Huguette avait "l'Alzheimer joyeux". Et une joie communicative.

C'était tout ça, l'"Alzheimer Joyeux" de Mamie Huguette.
C'est quand vous n'êtes pas "la patiente", la "malade" ou "la vieille folle" mais juste "Mamie Huguette". C'est quand vos crises ne sont pas tant des sources d'angoisse pour vous ou vos proches que des "anecdotes" cocasses dans le quartier. C'est quand on peut prendre soin de vous jusqu'au bout, refusant le placement en institution et préservant vos habitudes et repères. C'est quand tout un réseau d'amis, de proches, de voisins, de professionnels se créé, un filet de sécurité humain qui vous rattrape toujours. C'est quand la personne atteinte d'Alzheimer repart dans ses divagations, dans "son monde", et qu'on l'accompagne, en douceur et pourquoi pas avec humour.



Post-Scriptum :
J'ai une théorie sur la nature des fugues de Mamie Huguette :
« Celui qui veut se souvenir ne doit pas rester au même endroit et attendre que les souvenirs viennent tout seuls jusqu'à lui ! Les souvenirs se sont dispersés dans le vaste monde et il faut voyager pour les retrouver et les faire sortir de leur abri ! »
Milan Kundera, extrait de Le Livre du rire et de l'oubli
Peut-être que c'est ce qu'elle faisait, Mamie Huguette.
Peut-être qu'elle ne cherchait pas des tickets de rationnement, peut-être qu'elle ne cherchait pas de l'argenterie à refourguer sur le marché noir.
Peut-être que Mamie Huguette, en fait, elle courait après ses souvenirs...


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"La mémoire est toujours aux ordres du cœur."
Rivarol